Voici un bien curieux petit livre, très réussi, qui satisfera ceux qui s’intéressent à l’art (ici, photographique), à l’histoire des mœurs, à l’étude des genres, à la médecine et à la philosophie. Avec L’Hermaphrodite de Nadar (Creaphis, 64 pages, 15 €), Magali Le Mens aborde, d’une manière claire, remarquablement documentée et sans voyeurisme malvenu, le regard que portait la société française du XIXe siècle sur les cas, rares mais complexes, d’hermaphrodisme. L’ouvrage inclut neuf clichés pris par Félix Tournachon, dit Nadar, l’un des grands photographes de son temps, autour desquels s’articule l’essai de l’auteur.
Magali Le Mens pose dès les premières pages les contours de la problématique : pour le XIXe siècle puritain, l’hermaphrodite brouillait trop les cartes du genre (bien involontairement, évidemment) pour être accepté. Il était considéré comme « un monstre social, individu dangereux qui [remettait] en cause l’organisation des rapports des sexes d’une société bourgeoise fondée sur l’institution du mariage fécond. […] Il était alors intolérable qu’une personne ne soit ni homme ni femme ou les deux à la fois, car de tels individus perturbaient l’ordre de la société à un moment où l’indécision n’était pas permise, et où chaque chose et chacun devait appartenir à une catégorie précise. ». Nous étions bien loin du Banquet de Platon…
La médecine se saisit donc de ces cas, non pour tenter d’en trouver l’origine, mais bien pour déterminer, avec l’acharnement que l’on devine, « le sexe véritable de l’individu » ; en d’autres termes, et sans naturellement tenir compte du sentiment des intéressés, de rassurer la société en levant arbitrairement, à l’examen des organes, toute ambigüité. Peu importait le sort de l’individu concerné; ainsi, l’un des hermaphrodite les plus célèbres de l’époque, Herculine Babin, dite Alexina B., finit par se suicider après avoir laissé un intéressant Journal qui fut publié en 1978 par Michel Foucault. Parmi les techniques les plus modernes du temps dont disposaient les médecins, la photographie s’imposait en tant que moyen de fixer l’image de façon – théoriquement – plus réaliste encore que le dessin. En outre, la photo présentait l’avantage de suppléer le langage, défaillant ou malhabile à décrire au moyen d’un relevé visuel l’indescriptible, l’innommable, l’inmontrable.
Depuis son apparition, ce procédé technique, méprisé de la critique (on se souvient de ce qu’écrivait Baudelaire à son sujet !) et des peintres (qui pressentaient l’introduction sur le marché, notamment du portrait, d’une concurrence), s’était très vite approprié le thème marginal et rémunérateur de l’érotisme. Des photographes, comme Vallou de Villeneuve ou, surtout, Auguste Belloc, réalisaient une foule de clichés à connotation sexuelle. Les nus « académiques » étaient officiellement destinés aux peintres sensés trouver ainsi des modèles à bon compte ; d’autres, dont le cadrage se limitait souvent au sexe féminin ou à des poses particulièrement explicites, s’écoulaient sous le manteau. Comme je l’ai suggéré dans mon essai consacré à L’Origine du monde, il est fort probable que Gustave Courbet se soit inspiré de l’une de ces photographies pour réaliser son célèbre tableau.
Les tirages, de très belle qualité, exécutés par Nadar et reproduits dans le livre, ne sauraient s’apparenter à ceux de Belloc. Ils bénéficient de l’immunité due au document scientifique, renforcée à trois reprises par la présence partielle, dans la scène, d’un médecin. Pour autant, on est en droit de se demander jusqu’à quel point, pour quelques-uns d’entre eux au moins, la science n’a pas servi d’alibi. La première photo, représentant le sujet debout, un drapé à l’arrière plan, rappelle les statues antiques. Pour les autres, les cadrages s’apparentent singulièrement aux plans rapprochés de Belloc (et de L’Origine du monde) ; par ailleurs, on note une seconde similitude avec les photos de cet artiste : le modèle a conservé ses bas, relevé sa chemise et dissimule son visage avec son bras. Ces détails montrent combien l’image sexuelle peut se révéler ambivalente, combien le regard du spectateur joue un rôle capital dans l’interprétation de son sens, combien la frontière reste mince, entre le document scientifique et l’objet de curiosité, voire le support érotique. L’examen parallèle des clichés et de la toile de Courbet permet encore de souligner que la photographie ne s’imposait pas, contrairement à ce que l’on admet volontiers depuis son apparition, comme l’unique moyen de « procéder à une exacerbation du réel. » Ce n’est pas un hasard si Maxime Ducamp, l’ami de Flaubert, photographe lui-même, avait écrit que le tableau du maître-peintre d’Ornans donnait « le dernier mot du réalisme ».
L’Hermaphrodite de Nadar se complète d’un second texte assez court du philosophe Jean-Luc Nancy, consacré à la question du sexe et du genre. Evoquant dans un entretien les séminaires de Jacques Lacan, son amie Françoise Dolto avait eu le courage d’avouer que, parfois, il lui arrivait de n’y rien comprendre. S’agissant du texte du philosophe, intitulé L’un des sexes, je ferai la même confession : à l’opposé de celui, pertinent et lumineux qui occupe le corps du livre, il m’a semblé complexe et inutilement hermétique. Sans doute conviendra-t-il davantage aux lecteurs familiers des travaux de Jacques Derrida. Mais cette restriction ne vise pas à dissuader le lecteur de se plonger dans cet ouvrage à la typographie élégante, imprimé sur beau papier et réalisé par un petit éditeur spécialisé dans la photographie dont le fonds est distribué par Le Seuil.
Dans son étude, Magali Le Mens s’est attachée à replacer l’hermaphrodite dans son contexte historique et scientifique. On ne peut toutefois passer sous silence un intéressant développement concernant la langue française, dont la grammaire, note-t-elle fort justement, « construite sur l’opposition et la hiérarchie des genres », est elle-même « perturbée par l’hermaphrodite. »
A la lecture de ce livre, on prend finalement conscience d’un phénomène que l’auteur n’aborde pas : le gouffre qui sépare l’artiste de la société dans laquelle il vit. En effet, dans ce XIXe siècle pudibond (c’est-à-dire hypocrite) et affairiste, le thème de l’ambigüité sexuelle avait aussi été traité sous un tout autre mode. Théophile Gautier, notamment, en avait fait l’un des pivots de son roman, Mademoiselle de Maupin, publié en 1835. Enfin, se référant sans doute à L’Hermaphrodite endormi, marbre du IIe siècle dont on peut voir une version au musée du Louvre, il composa l’une des pièces majeures de son recueil de poèmes Emaux et camées, intitulée Contralto. Jean-Baptiste Bouillaud, sévère médecin, proposait en 1833 de condamner les hermaphrodites à « une peine de mort civile et politique » pour protéger la société au prix d’une injustice. Gautier, lui, préférait écrire : « Sexe douteux, grâce certaine, / On dirait ce corps indécis / Fondu, dans l’eau de la fontaine, / Sous les baisers de Salmacis. / Chimère ardente, effort suprême / De l’art et de la volupté, / Monstre charmant, comme je t’aime / Avec ta multiple beauté. »
Illustrations : Nadar, Autoportrait - L’Hermaphrodite endormi, musée du Louvre.
lien de l'article : http://savatier.blog.lemonde.fr/2009/11/20/l%E2%80%99ambiguite-sexuelle-au-xixe-siecle/
Enquête
L'hermaphrodisme concerne une naissance sur 5000 en Europe
Lorsqu'elle parle, elle hésite sans cesse entre le féminin et le masculin. Sylvaine Télesfort, née il y a cinquante-trois ans sous le nom de Sylvain, se dit "surprise" par la vie tout en précisant quelques instants plus tard qu'elle a travaillé jadis comme "cuisinier". Un accord au féminin, un autre au masculin : ainsi va la grammaire de Sylvaine, qui navigue constamment entre deux sexes. "Parfois, je mélange, je ne sais plus très bien où j'en suis, soupire-t-elle. J'ai les deux facettes en moi, c'est complexe, c'est délicat."
Pour la médecine, Sylvaine Télesfort présente une "altération de la formule chromosomique". Alors que les garçons affichent des caryotypes 46 XY et les filles des 46 XX, elle détient une formule infiniment plus rare, le 47 XYY. Son protocole de soin auprès de l'assurance-maladie précise qu'elle est atteinte d'"hermaphrodisme intersexué". Un constat confirmé par une expertise médicale réalisée en 2006 à la demande du tribunal de Paris : Mme Télesfort, précise-t-elle, "présente un état intersexuel".
A sa naissance, Sylvaine-Renée Télesfort s'appelait Sylvain-René. Troisième garçon de sa fratrie, il grandit à Beauvais, où son père tient un restaurant. Sylvain aime les jeux de filles et accorde déjà les verbes au féminin. "Un jour, alors que j'étais en CE2, je n'ai pas retrouvé ma table au retour des vacances de Noël, raconte-t-elle. Mon maître m'a dit qu'il fallait que j'aille à l'école d'en face, chez les filles. J'ai passé le second trimestre dans une classe où j'étais le seul garçon. Mon maître voulait m'humilier mais j'étais ravi : sans le savoir, j'étais enfin chez moi."
Sylvain grandit, se fait traiter de "quille" dans la cour de l'école, se déguise parfois en fille en cachette. "Lorsque j'avais 9 ans, une amie de mes parents a dit un jour devant moi que j'avais une petite poussée mammaire, raconte Sylvaine Télesfort. Ma mère m'a emmené chez un médecin, puis chez un généticien, qui m'ont fait sortir du cabinet pour lui parler tranquillement. Ils m'ont prescrit des traitements de testostérone à haute dose."
Pendant deux ans, des infirmières viennent tous les quinze jours faire des injections à Sylvain, qui prend peu à peu des allures masculines plus marquées. Il fait l'école buissonnière, intègre une pension religieuse, part pendant l'été à Toulon, chez son père, qui a ouvert un nouveau restaurant après son divorce. Au terme de deux années passées dans un centre de formation à la menuiserie, Sylvain rejoint son père sur la Côte d'Azur dans le cadre d'un contrat d'apprentissage.
Le jeune homme n'a aucune vie sexuelle, il est instable, inquiet, perturbé par ses interrogations identitaires. "Au vu de mon dossier, un médecin, à Toulon, m'a expliqué un jour que j'étais hermaphrodite. Je ne connaissais même pas ce mot ! Je n'en ai parlé à personne, j'avais trop honte, je restais dans mon coin." Sylvain Télesfort travaille dans des restaurants, devient manutentionnaire, commence une formation de comptable. "Mon côté féminin s'imposait peu à peu, j'ai eu une nouvelle poussée mammaire."
En 1997, Sylvain Télesfort, qui a passé un permis poids lourd pour travailler en solitaire, se décide à parler à sa mère. "J'avais apporté mes dossiers médicaux, raconte-t-elle. Je lui ai dit que j'étais hermaphrodite, que lorsque j'étais enfant, on avait tenté de pousser chez moi le côté masculin à coups d'injections de testostérone mais que j'étais sans doute plus proche du féminin. Elle était sous le choc, elle ne voulait pas y croire. Elle apprenait soudainement que son fils de 41 ans était en fait une fille."
Sa mère décède un an plus tard et Sylvain Télesfort finit par décider de se faire opérer pour devenir une femme à part entière. Dans une attestation datée de 2003, le médecin qui le suit depuis deux ans au Centre médical Europe, à Paris, souligne que "son cas sort de l'habitude" : alors que les transsexuels demandent à rejoindre l'autre sexe, Sylvain Télesfort se situe déjà au milieu du gué. "Il y a, à mon sens, lieu d'accéder à sa demande, non plus de réassignation mais plutôt de réparation", précise-t-il dans une lettre datée du 28 janvier 2003.
En février 2004, Sylvain Télesfort se rend dans un hôpital belge, à Gand, afin de subir une plastie mammaire bilatérale et une vaginoplastie. "Je suis restée douze heures au bloc opératoire, j'ai contracté un staphylocoque doré et j'ai été hospitalisée pendant vingt et un jours, raconte-t-elle. J'étais épuisée mais réparée. J'avais l'impression d'être enfin moi-même." Le retour à Beauvais est cependant douloureux : l'un de ses frères accepte mal de voir Sylvain devenir sa soeur tandis que certains de ses voisins le traitent de transsexuel, voire de pédophile.
En 2005, Sylvaine Télesfort décide de saisir la justice afin de mettre son état civil en conformité avec ce qu'elle appelle désormais sa "nature". L'expertise ordonnée en 2006 par le tribunal de Paris relève une "dysphorie du genre", mais reconnaît l'étrangeté de son itinéraire. "On ne doit pas affirmer l'existence d'un syndrome de transsexualisme au sens strict, souligne le rapport. En effet, ce diagnostic exclut la présence d'un trouble biologique. Or, le sujet présente une altération de la formule chromosomique."
La conclusion de l'expertise est sans ambiguïté. "Au vu de l'ensemble des données médicales (physiologique, biologique et psychique) recueillies, cette personne doit être considérée maintenant comme étant de sexe féminin", concluent l'endocrinologue, le gynécologue et le psychiatre commis par les magistrats. Dans un jugement rendu le 15 mai 2007, le tribunal de Paris accède à sa demande. M. Télesfort "devra, à compter du présent jugement, être dit de sexe féminin" et se prénommer Sylvaine-Renée, écrivent les juges.
Aujourd'hui, Sylvaine se sent enfin à sa place. "Cette décision, c'est la reconnaissance totale de ma personne, sourit-elle. Je suis arrivée au bout de mon calvaire." Elle vit aujourd'hui à Beauvais d'une pension d'invalidité et d'une allocation handicapé qui lui a été accordée en raison de ses problèmes médicaux - elle a quatre maladies orphelines. En 2008, elle a créé une Association-maison intersexualité et hermaphrodisme Europe (AMIHE), qui informe sur l'intersexualité et l'hermaphrodisme. "Mon combat, désormais, ce sont les autres", conclut-elle.
lien de l'article : www.lemonde.fr/societe/article/2009/12/01/hermaphrodisme-sylvaine-nee-sylvain_1274482_3224.html
> Qu'est-ce que l'intersexuation ? [sur le site de l'association Orfeo]
> Se découvrir intersexué-e [Vrais Visages]
> Les «intersexes» donnent de la voix devant l’ONU
> [cinéma] Le film "XXY" de Lucia Puenzo sur l'ambiguïté sexuelle et l'hermaphrodisme en dvd