Délibération n° 2008-190 du 15 septembre 2008
Sexe / Transsexualisme / Emploi privé / Rappel à la loi / Recommandations
Les personnes transsexuelles sont souvent victimes de discrimination durant la période
d’adaptation et de conversion sexuelle.
Le transsexualisme est un état transitoire, le temps de la conversion d’un sexe à l’autre
depuis la prise de conscience du décalage entre l’identité psychologique et le sexe
anatomique jusqu’au changement d’état civil. Cette phase transitoire peut durer plusieurs
années.
L’apparence physique de la réclamante et son immatriculation à la sécurité sociale ne
coïncidant plus, elle a été contrainte de révéler son transsexualisme à son employeur. A la
suite de cette révélation, elle a été victime de moqueries et de pressions qui l’ont contrainte à
démissionner.
Le Collège de la haute autorité rappelle à l’employeur les dispositions relatives au principe
de non-discrimination et lui recommande de se rapprocher de la réclamante afin de lui
proposer une juste réparation du préjudice subi.
Le Collège recommande au Gouvernement de mettre en place un dispositif réglementaire ou
législatif permettant de tenir compte, durant la phase de conversion sexuelle, de l’adéquation
entre l’apparence physique de la personne transsexuelle et l’identité inscrite sur les pièces
d’identité, les documents administratifs ou toutes pièces officielles, afin d’assurer notamment
le droit au respect de la vie privée dans leurs relations avec les services de l’Etat et
également le principe de non-discrimination dans leurs relations de travail, en vue d’une
harmonisation des pratiques au sein des juridictions.
Enfin, il est recommandé à la Caisse nationale d’assurance maladie de prévoir une circulaire
à destination de ses services afin qu’ils soient vigilants sur l’immatriculation sociale du
patient en tenant compte du changement d’état civil des personnes transsexuelles et à
l’INSEE de prendre toutes les mesures utiles de mise à jour du répertoire national
d’identification des personnes physiques, en tenant compte du changement d’état civil des
personnes transsexuelles.
Le Collège :
Vu les directives européennes 2002/73/CE et 2006/54/CE ;
Vu la Convention européenne des Droits de l’Homme ;
Vu la résolution du Parlement européen du 12 septembre 1989 ;
Vu la recommandation 1117 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ;
Vu la résolution du Parlement européen du 26 avril 2007 ;
Vu la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la haute autorité de lutte
contre les discriminations et pour l’égalité ;
Vu le décret n° 2005-215 du 4 mars 2005 relatif à la haute autorité de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité.
Sur proposition du Président,
Décide :
La haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité a été saisie le 31 mai
2006 par Madame X d’une réclamation relative à des faits de harcèlement moral
discriminatoire de la part de son employeur, ayant conduit à sa démission.
La réclamante a travaillé au sein de société Y, en qualité d’opérateur en cordonnerie, en
contrat à durée déterminée, puis en contrat à durée indéterminée à compter du 1er juin 2004.
Suite à un arrêt maladie, l’employeur de Madame X a reçu de la Caisse Primaire d’Assurance
Maladie, un document portant un numéro d’immatriculation de sécurité sociale, commençant
par 1.
La réclamante aurait alors été contrainte d’expliquer à son employeur sa situation, en
l’informant de son transsexualisme. Après cette révélation, l’employeur se serait moqué d’elle
et aurait dit devant d’autres salariés « je recrute une femme et en fait, c’est un homme qui
s’appelle G ».
Madame X a démissionné de son poste, ayant subi des pressions et des moqueries de la part
de son employeur.
La réclamante a transmis à la haute autorité le témoignage de Madame Z, collègue de travail,
attestant « avoir entendu Monsieur A évoquer la situation de Madame X, se présentant en
tant que femme sous le nom et prénom de L. X, alors qu’il apprend en toute certitude que
cette même personne est un mec et qu’il s’appelle G ».
L’employeur a adressé à la HALDE un certificat d’arrêt de travail en date du 29 août 2005,
sur lequel le numéro d’immatriculation débute par 1. Il indique à la haute autorité :
« Comment est-il possible que Madame X puisse reprocher à son employeur une
discrimination alors qu’elle a elle-même porté son numéro de sécurité sociale sur son arrêt
de travail ».
L’enquête de la haute autorité met en évidence que l’employeur avait en sa possession deux
attestations de carte vitale de Madame X, l’une mentionnant l’identité de L. X, numéro
commençant par 1 et provenant du centre de sécurité sociale de Marne-la-Vallée, l’autre
mentionnant l’identité de L. X, numéro commençant par 2 et provenant du centre de Troyes.
Madame X a précisé à la HALDE « vivre sa vie de femme » depuis 10 ans. Par un arrêt du …,
la Cour d’appel de .. a d’ailleurs prononcé son changement de prénom, L. étant désormais
substitué à G., et a ordonné la transcription de l’arrêt en marge de l’acte de naissance.
Madame X est dans l’attente d’une opération de conversion sexuelle.
Par ailleurs, le numéro d’immatriculation de sécurité sociale figurant sur les bulletins de
salaire de Madame X commence par 2 de mars 2004 à mai 2005, puis par 1 à compter du
mois de juin 2005.
Madame X ayant déménagé de Troyes à Melun, l’organisme de sécurité sociale a rebasculé
son immatriculation sur le numéro 1.
En l’espèce, lorsque l’apparence physique de Madame X et son immatriculation à la sécurité
sociale n’ont plus coïncidé, elle a été contrainte de révéler son transsexualisme à son
employeur, ce qui a entraîné la perte de son emploi suite au comportement vexatoire de ce
dernier.
L’examen des bulletins de salaire, la possession par l’employeur de deux attestations de carte
vitale de Madame X, le témoignage d’une collègue de travail, constituent un faisceau
d’indices laissant présumer que le transsexualisme de la réclamante a été le fait déclencheur
de la détérioration des conditions de travail, entraînant la démission de la salariée.
Madame X a insisté sur les difficultés qu’elle rencontrait avec l’administration, suite à son
changement d’état civil, notamment avec les organismes de sécurité sociale et de retraite.
L’intéressée aurait saisi l’Inspection du travail et le Médiateur de la République. A ce jour,
elle n’aurait reçu aucune réponse.
Il ressort de l’enquête de la HALDE que les personnes transsexuelles sont souvent victimes de
discrimination durant la période d’adaptation et de conversion sexuelle.
La question du transsexualisme a été abordée sous le double regard du droit de l’Union
européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme, aux formations et sensibilités
différentes.
La jurisprudence constante de la Cour européenne des Droits de l’Homme et celle de la Cour
de Justice des communautés européennes reconnaissent aux personnes transsexuelles le droit
de modifier leur état civil, et procèdent à une interprétation extensive de la notion de
discrimination en raison du sexe, en y incluant la conversion sexuelle.
Malgré l’absence de consensus européen en matière de reconnaissance juridique du
changement de sexe, la Cour européenne estime que « le juste équilibre à ménager entre
l’intérêt général et les intérêts de l’individu commande d’ériger à la charge de l’Etat une
obligation positive de procéder à la reconnaissance juridique de la conversion sexuelle,
l’Etat ne disposant plus d’une marge d’appréciation que sur les moyens à mettre en oeuvre
pour assumer cette obligation ». La Cour impose donc aux Etats l’obligation de reconnaître
juridiquement l’identité transsexuelle.
Le Parlement européen et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont, depuis la fin
des années 1980, formulé des recommandations visant à la reconnaissance juridique du
changement de l’état civil et à la protection contre toutes formes de discrimination à l’égard
des personnes transsexuelles.
La directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 rappelle, en
son considérant 3, que « la Cour de justice a considéré que le principe d’égalité de traitement
entre les hommes et les femmes s’applique également aux discriminations qui trouvent leur
origine dans le changement de sexe d’une personne ».
La Cour européenne des Droits de l’Homme, sur la base d’une analyse purement factuelle et
s’appuyant sur les caractéristiques du système français (nécessité d’obtenir une décision
judiciaire pour la rectification de l’état civil, mention du sexe sur de nombreux documents,
numéro d’identification INSEE …), estime dans sa décision Botella c/. France du 25 mars
1992 que « le droit français, en exigeant une révélation constante de son sexe officiel, plaçait
quotidiennement la requérante dans une situation globale incompatible avec le respect dû à
sa vie privée » et juge que l’impossibilité faite à une personne transsexuelle d’obtenir la
rectification de son état civil constitue une violation de son droit au respect de la vie privée
garanti par l’article 8 de la Convention.
Dans deux arrêts rendus solennellement en Assemblée Plénière le 11 décembre 1992, la Cour
de cassation a opéré un revirement de jurisprudence. Si le transsexualisme a été médicalement
constaté par voie d’expertise judiciaire et si le sujet a subi une intervention chirurgicale lui
donnant l’apparence physique du sexe opposé, la Cour de cassation autorise la modification
de la mention du sexe et du prénom à l’état civil. « Lorsque, à la suite d’un traitement
médico-chirurgical, subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome du
transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une
apparence physique la rapprochant de l’autre sexe, auquel correspond son comportement
social, le principe dû à la vie privée justifie que l’état civil du transsexuel indique désormais
le sexe dont il a l’apparence ».
De nombreux pays européens ont légiféré sur les modalités de modifications de l’état civil des
personnes transsexuelles. La Suède a légiféré sur cette question dès 1972. Elle a été suivie par
l’Allemagne en 1980, l’Italie en 1982, les Pays-Bas en 1985 et la Turquie en 1988, puis, plus
récemment par l’Espagne en 2006 et la Belgique début 2007. D’autres états ont adopté une
réglementation administrative encore plus souple comme l’Autriche et la Slovaquie.
Aujourd’hui, en France, la question du transsexualisme n’est pas régie par une législation
spécifique. Ce sont les juges qui, au fil des années, ont élaboré un ensemble de règles,
notamment sur la modification de l’état civil d’une personne transsexuelle.
L’examen de la jurisprudence relative aux demandes de changement d’état civil des personnes
transsexuelles révèle, selon les juridictions, une disparité de traitement dans l’analyse des cas
et notamment sur le recours à un expert judiciaire pour établir la réalité d’un syndrome
transsexuel.
Or, dans l’attente du changement d’état civil (prénom et sexe), la personne transsexuelle
rencontre des difficultés lors de la présentation de sa carte nationale d’identité, de sa carte de
sécurité sociale ou de son permis de conduire, en inadéquation avec son apparence physique.
Le transsexualisme est un état transitoire, le temps de la conversion d’un sexe à l’autre depuis
la prise de conscience du décalage entre l’identité psychologique et le sexe anatomique
jusqu’au changement d’état civil. Cette phase transitoire peut durer plusieurs années.
La HALDE a souhaité informer le Premier Ministre, le Ministre de la Justice et la Caisse
Nationale d’Assurance Maladie afin de recueillir leurs observations.
Par courrier du 11 juin 2008, la CNAM a précisé à la haute autorité avoir connaissance des
difficultés liées au répertoire national d’identification des personnes physiques concernant les
personnes transsexuelles et a indiqué que l’utilisation de cet identifiant s’inscrit dans un
fichier délivré par l’INSEE. Enfin, la CNAM ajoute que les CPAM sont habilitées à demander
la modification du numéro d’identification sur la base d’un jugement prononçant le
changement d’identité sexuelle. « Or, il semble que les décisions des tribunaux ne se fondent
pas toujours sur les mêmes principes pour reconnaître le changement d’orientation,
entraînant des distorsions ».
Le Premier Ministre et le Ministre de la Justice n’ont pas transmis d’observations à la haute
autorité.
La disparité existant entre l’apparence physique de la personne transsexuelle et son sexe
d’origine mentionnée sur l’état civil, les pièces d’identité, les documents administratifs et
toutes pièces officielles l’oblige à révéler son transsexualisme.
Par délibérations n° 2008-28 et 2008-29 du 18 février 2008, le Collège de la haute autorité a
retenu que toute discrimination fondée sur le transsexualisme d’une personne équivaut à une
discrimination fondée sur le sexe.
La mise en place d’un dispositif pourrait encadrer la phase de transition de conversion
sexuelle et accorder aux personnes transsexuelles des droits et une protection en matière de
lutte contre les discriminations.
Le Collège de la haute autorité rappelle à la société Y les dispositions des articles L. 1152-1
du Code du travail (ancien L.122-49) et 222-32-2 du Code pénal relatives au harcèlement
moral et de l’article L. 1132-1 du Code du travail relatif au principe de non-discrimination
(ancien L. 122-45).
Le Collège de la haute autorité recommande :
– à la société Y de se rapprocher de Madame X afin de lui proposer une juste réparation de
son préjudice et d’en rendre compte à la haute autorité dans le délai de trois mois à compter
de la notification de la présente délibération.
– au Premier Ministre et au Ministre de la Justice de mettre en place un dispositif
réglementaire ou législatif permettant de tenir compte, durant la phase de conversion
sexuelle, de l’adéquation entre l’apparence physique de la personne transsexuelle et l’identité
inscrite sur les pièces d’identité, les documents administratifs ou toutes pièces officielles, afin
d’assurer notamment le droit au respect de la vie privée dans leurs relations avec les services
de l’Etat et également le principe de non-discrimination dans leurs relations de travail, en vue
d’une harmonisation des pratiques au sein des juridictions.
– à la Caisse nationale d’assurance maladie de prévoir une circulaire à destination de ses
services afin qu’ils soient vigilants sur l’immatriculation sociale du patient en tenant compte
du changement d’état civil des personnes transsexuelles (sexe et prénom) et d’en rendre
compte à la haute autorité dans un délai de trois mois.
– à l’INSEE de se rapprocher de la Caisse nationale d’Assurance Maladie afin de prendre
toutes les mesures utiles de mise à jour du répertoire national d’identification des personnes
physiques, en tenant compte du changement d’état civil des personnes transsexuelles (sexe et
prénom), et d’en rendre compte à la haute autorité dans un délai de quatre mois.
Le Collège de la haute autorité demande au Premier Ministre et au Ministre de la Justice de
rendre compte à la haute autorité des mesures prises à cet égard dans un délai de 6 mois à
compter de la notification de la présente délibération.
Le Président
Louis SCHWEITZER