CINEMA - Comme saisis de leur audace, les organisateurs du premier "prix de l’adaptation cinématographique en Rhône-Alpes" sont restés muets sur le joli choix de leur jury, voilà dix jours. Conçu pour encourager le passage de l’écrit à l’écran d’œuvres littéraires rhônalpines, ce prix intervient en amont de tout projet de réalisation (1). Il est doté par la Région Rhône-Alpes de 5.000 euros versés directement à l’auteur primé, et 15.000 euros pour le producteur qui s’engagera dans l’adaptation. Et pour la première édition, il a couronné un roman si singulier que sa future mise en images devra résoudre de belles énigmes. «On était partagés entre l’évidence et l’exigence, et Hippolyte Girardot nous a tous engagés du côté de l’exigence», raconte l’écrivain isérois Yves Bichet pour résumer les valses hésitations du jury – présidé par l’acteur Hippolyte Girardot...
L’évidence ? Cela aurait été de couronner un texte rhônalpin honorable pouvant apporter un bon sujet. Une œuvre facile à dépecer pour n’en garder qu’un « pitch » efficace, un argumentaire vendeur. "Pieds nus, en smoking" de Frédérique Traverso, un temps favori, aurait pu donner une gentille comédie de mœurs. "L’été de feu" d’Alain Darne, une fresque historique sur Lyon en 1793. "Marketing viral" de Marin Ledun, un thriller technologique. Ou encore "Secret d’Etat ?" de Maurice Fusier, un docu-enquête sur l’ordre du temple solaire.
Le jury a fait un choix plus audacieux, celui du plus original et du plus littéraire des textes pré-sélectionnés : "Les adolescents troglodytes", d’Emmanuelle Pagano. En défendant ce choix avec ferveur, il a permis à ce premier prix, préparé un peu à la hâte pour compléter la panoplie "cinéma" de la Région Rhône-Alpes, d’éviter de tourner d’emblée à l’eau tiède…
Fantasmer. «Non, la qualité littéraire d’un livre n’est pas un obstacle ! Si le scénario est bien écrit, enclenche une capacité à fantasmer, on y va : banco !», a justifié avec vigueur Hippolyte Girardot. Emballé par «l’originalité et la très grande qualité littéraire» du texte d’Emmanuelle Pagano, il est même allé jusqu’à le comparer à «du Cormac Mac Carthy» - lauréat du prestigieux prix Pulitzer en 2007 pour The Road (la route).
«Bon, maintenant, il faut trouver un metteur en scène à la hauteur. Car avec ce livre, on ne pourra pas atteindre des médiocres ; d’ailleurs ils ne s’y intéresseront même pas…», poursuivait, plus pragmatique, Michele Ray Gavras, membre du jury et productrice des films de Tony Gatlif. Certains, déjà, soufflaient le nom de Nicole Garcia…
Navette. Il faudra en effet beaucoup de subtilité et de sensibilité à celui ou celle qui mettra en
images un texte si littéraire qui aborde notamment le délicat thème de la transsexualité. «L’essentiel du boulot du metteur en scène sera de tordre le cou au pseudo-sujet
principal du livre : la transsexualité», lançait d’ailleurs assez justement Hippolyte Girardot.
"Les Adolescents troglodytes" suit, mois après mois, la conductrice d’une navette scolaire et les enfants et adolescents qui l’empruntent, de hameaux en fermes isolées, dans une
rude montagne ardéchoise balayée par les tourmentes hivernales. Très vite, par un subtil glissement pronominal, on comprend que cette jeune femme est née
garçon. Au fil des chapitres, avec beaucoup de sensibilité et une crudité certaine, elle raconte son enfance dans un corps mal ajusté, sa passion pour son frère, sa
transformation. Surtout, Emmanuelle Pagano rend tout à fait palpable la violence du lien charnel qui lie les êtres à ces contrées montagnardes hostiles, par une remarquable
écriture qui vibre et pulse à l’unisson de la nature.
Identité. «Je suis très heureuse mais aussi très surprise de recevoir ce prix», confie Emmanuelle Pagano, déjà lauréate cette année du prix Wepler et du Prix Rhône-Alpes du Livre pour "Les mains gamines" (POL, 2008). «Mon roman est très visuel, mais certaines choses me paraissent impossibles à traduire en images, comme le fait que le paysage soit un personnage à part entière», poursuit la lauréate, par ailleurs titulaire d’une maîtrise en études cinématographiques et audiovisuelles et d’un DEA d’histoire du cinéma ! Autre difficulté : le dévoilement de l’identité sexuelle de l’héroïne qui, dans le roman, s’opère par le glissement des pronoms et adjectifs du masculin et féminin. «Ce problème qui se posait dans certaines traductions, a été résolu en insistant sur certaines postures et attitudes du personnage. Ça peut très bien se faire au cinéma», suggère Emmanuelle Pagano. Mais l’auteur espère surtout de l’éventuelle adaptation de son roman «une espèce de trahison» qu’on souhaite toute aussi singulière que son œuvre.
Anne-Caroline JAMBAUD
Les cinq œuvres présélectionnées :
Marketing viral de Marin Ledun (Au Diable Vauvert, 2008)
Les Adolescents troglodytes d’Emmanuelle Pagano (POL, 2007)
Pieds nus, en smoking de Frédérique Traverso (Belfond, 2007)
L’été de feu d’Alain Darne (Belfond, 2008)
Secret d’Etat ? de Maurice Fusier (Editions des Traboules, 2006)
Les membres du jury :
Hippolyte Girardot, comédien - président
Alain Absire, écrivain, directeur de collection, président de la Société des Gens de Lettres de France.
Yvon Deschamps, conseiller régional de Rhône-Alpes délégué à la culture
Michel Fessler, réalisateur, auteur d’adaptations pour le cinéma (dont La marche de l’Empereur et Un barrage contre le Pacifique)
Jeanne Labrune, cinéaste
Louis Lanher, écrivain
Margaret Menegoz, productrice, directrice des Films du Losange
Michele Ray Gavras, productrice
http://libelyon.blogs.liberation.fr/info/2009/02/non-la-qualit-l.html