Par Fabrice Pliskin, bibliobs.nouvelobs.com
Beatriz Preciado serait-elle une révolutionnaire du XIXe siècle? Son ouvrage, «Testo Junkie», qui se définit comme un «essai corporel», est l'histoire raison- née d'une intoxication volontaire à la testostérone. Selon l'Etat, Beatriz Preciado est une «femme». Mais, selon l'auteur, elle est d'abord une victime. Car le fascisme vous assigne un sexe, sans vous demander votre avis. Telle est la définition du «fascisme», selon Beatriz Preciado.

«Je ne prends pas la testostérone pour me transformer en homme, mais pour trahir ce que la société a voulu faire de moi, pour ajouter une prothèse moléculaire à mon identité transgenre low-tech faite de godes, de textes, d'images en mouvement», écrit cette ancienne élève de Jacques Derrida, qui voudrait philosopher à coups d'hormones. «Théoricienne du capitalisme pharmaco- pornographique», elle entend déconstruire les différences de genre et de sexe, car «il n'y a ni hommes ni femmes, de même qu'il n'y a ni hétérosexualité ni homosexualité». Chose étrange, si elle révoque ces catégories comme autant de «coercitions performatives», «parodies somatiques» et autres turlutaines, en revanche, Preciado admet benoîtement l'existence du lapin. Cette assignation-là ne choque en rien son hyper-vigilance. Le processus de lapinisation n'est-il pas aussi une «fiction politique», source de «représentations normatives»? Un fascisme des garennes plus cruel encore que la myxomatose? Personnellement, je reçois tous les jours dans mon cabinet des Bugs Bunny derridéens qui me confient, au bord de la crise de nerfs: «Je ne suis pas un lapin, et si je mange des carottes c'est par suridentification parodique au modèle dominant, pour trahir ce que la société a voulu faire de moi: un sinueux lapin d'Occident.»
Mais pourquoi se soucier des lapins ou du monde extérieur quand on vit, comme Preciado, dans un «tissu microcommunautaire underground» et qu'on n'a «pas besoin de sortir pour chercher du travail»? Notre testo-junkie semble évoluer dans un monde imaginaire où les seuls travailleurs dignes de ce nom sont les «travailleurs sexuels», où la double pénétration est une expérience plus ontologique dans le destin d'une femme que la maternité. Dans ce Neverland bourré de sex toys et d'ateliers drag kings, Preciado est à la fois Peter Pan, la Fée Clochette et le Capitaine Crochet.
Voilà bien les hommes: quelques milligrammes de testostérone, un soupçon de moustache et le Capitaine Preciado, avec une mâle et cuistre assurance, n'a plus que mépris pour le jupon. Dopée par sa Godzilla Theory, elle raille la «santé mentale» de Julia Kristeva, réfute avec hauteur le féminisme des années 1970 comme «un instrument de contrôle et de normalisation». Pour Preciado, la pilule est un «microfascisme». En l'avalant, une femme devient «une petite pute hétérosexuelle». On voit par là combien l'auteur de «Testo Junkie» est postmoderne: elle recycle la vieille lune selon laquelle une femme qui prend la pilule est une «salope». Parfois, il est difficile de faire la différence entre une derridéenne à barbe et un taliban. Il est vrai que l'auteur n'a peut-être pas l'usage d'un contraceptif. Mais pourquoi en dégoûter les autres? Et puis qui s'occupera des enfants? Beatriz Preciado ou l'apothéose du féminisme rococo.
«Masculin et féminin ne signifient plus désormais une vérité anatomique, mais la possibilité de déconstruire la différence par des moyens techniques.» Pour la pensée queer, le genre est «une construction sociale et culturelle». Idée caduque, si l'on en croit Preciado. Car «le genre à venir n'est ni métaphore ni idéologie, il n'est pas une performance: il est un artefact des laboratoires du pharmacopornisme». De là le régime testostérone. Mais pourquoi ce privilège de la testostérone, cette hormone mâle? Pourquoi Preciado n'a-t-elle pas opté pour une intoxication à l'oestrogène? Redouterait-elle ce dangereux supplément? Ou serait-elle tout simplement le jouet d'un phallocratisme bonnasse et qui s'ignore? Sous la rhétorique de la déconstruction faut-il voir une certaine hystérie ultralibérale ? «Testo Junkie» ou l'art d'accroître son «techno-pouvoir» et sa puissance de productivité. Trop souvent, hélas, cet essai se lit comme un manuel disciplinaire d'orthopédie sexuelle où chaque corps, selon la formule de Foucault, ne serait plus qu'un individu à corriger. Le bréviaire de la hockey mom?
F. P. , http://bibliobs.nouvelobs.com
Grasset
18,91 €
«Testo Junkie», par Beatriz Preciado, Grasset, 396 p., 19,90 euros
Beatriz Preciado
Testo junkie
Sexe, drogue et biopolitique
Document
Traduit de l'espagnol par l'auteur
Grasset,
Information publiée le mercredi 15 octobre 2008 par Marc Escola, fabula.org
Beatriz Preciado, disciple de Jacques Derrida et d'Agnès Heller, est l'auteur du Manifeste contra-sexuel (Balland,
Paris, 2000), aujourd'hui devenu un classique de la " théorie Queer ", traduit dans sept pays. Elle est titulaire d'un Master de philosophie contemporaine et de théorie des genres à la
New School University de New York, et termine son Doctorat en théorie de l'architecture à l'Université de Princeton.
Elle a été publiée en France par Guillaume Dustan, au " Rayon Gay ", collection qui a marqué un tournant décisif de la scène littéraire et politique française. Aujourd'hui, elle dirige le
projet d'investigation et production artistique " Technologies du Genre " dans le programme d'étude indépendante du Macba (Musée d'Art Contemporain de Barcelone). Elle est l'auteur de
nombreux essais et articles.
" Ce livre n'est pas une autofiction. Il s'agit d'un protocole d'intoxication volontaire à base de testostérone synthétique. Pendant le temps de cet " essai
corporel ", deux impondérables : la mort de Guillaume Dustan et le tropisme du corps de Beatriz Preciado vers le corps de V.D.
Sont enregistrées ici aussi bien les micro-mutations physiologiques et politiques provoquées par la testostérone dans le corps de Beatriz Preciado que les modifications théoriques et
physiques suscitées dans ce corps par la perte, le désir, l'exaltation, l'échec ou le renoncement.
" Le lecteur ne trouvera pas ici de conclusion définitive sur la vérité de mon sexe, ni d'oracle sur le monde à venir. Je donne à lire ces pages qui dessinent les croisements des théories, des molécules et des affects, pour laisser trace d'une expérience politique dont la durée exacte a été de 236 jours et nuits et qui continue aujourd'hui sous d'autres formes. Si le lecteur trouve ici, assemblés sans solution de continuité, des réflexions philosophiques, des récits de session d'administration d'hormones, et des registres détaillés de pratiques sexuelles, c'est simplement parce que c'est le mode sur lequel se construit et se déconstruit la subjectivité."
* * *
• Ce livre, salué comme "l'essai le plus insensé de la rentrée", suscite d'ores et déjà nombre d'échos dans la blogosphère:
http://culture-confiture-mazel.blogspot.com/2008/09/beatriz-preciado-testo-junkie.html
http://www.foleffet.com/spip.php?article231
http://blog.myspace.com/index.cfm?fuseaction=blog.view&friendID=361841042&blogID=428179930
• Le journal Libération a publié le 14/10 un entretien de Cécile Daumas avec l'auteur, qui tient par ailleurs son propre blog:
Beatriz Preciado. La philosophe déconstruit sexes et genres, à coups de voltes théoriques et de prises de testostérone.
Dans le jardin d'un hôtel feutré de Saint-Germain-des-Prés, on voit d'abord une fine moustache, simple trait formé de petits poils collés au-dessus des lèvres. Puis un corps habillé de noir qui ne donne aucun indice d'ordre sexuel. Le visage est anguleux et doux à la fois, la parole fluide et brillante. Beatriz Preciado extirpe de sa poche un petit sachet de testostérone comme d'autres sortent négligemment quelques euros pour payer leur café. 50 mg en gel. «Je n'ai pas pris cette hormone pour devenir un homme, cela ne m'intéresse pas.»
Philosophe, elle publie, ces jours-ci, un essai totalement détonant. Dans Testo Junkie, elle narre, d'un côté, sa vie de «gouine trans» comme elle se définit elle-même, avec godes ceinture de 22 centimètres et prises de testostérone synthétique. De l'autre, elle développe, en tant que disciple de Jacques Derrida et chercheuse à l'université de Princeton aux Etats-Unis, son idée de «société pharmacopornographique». Dans la lignée d'un Foucault, elle fait le constat que les normes actuelles de la sexualité, loin d'être fixes et naturelles, sont produites et contrôlées par l'univers du porno comme par la diffusion de substances chimiques (Prozac, Viagra et autre cocaïne).
Auto-cobaye de son laboratoire philosophico-intime, elle s'applique de la testostérone sur la peau durant 236 jours pour les besoins de son livre. «Par cette intoxication volontaire conduite sans protocole médical, je signifie que mon genre n'appartient ni à ma famille, ni à l'Etat, ni à l'industrie pharmaceutique. C'est une expérience politique.» Elle décrit comment cette drogue sexuelle la rend «lucide, énergique, éveillée comme la première nuit où [elle] a baisé avec une fille». Et s'interroge : «Pourquoi ces effets seraient-ils considérés comme masculins?»
Au fil de trois heures d'entretien, Beatriz Preciado s'avère aussi affable, drôle et parfois intimidée, que sa pensée est dérangeante, quoique remarquablement charpentée. A la différence de nombreux intellectuels, elle ne laisse pas au placard ses accessoires de «garçon-fille», Testogel et autre moustache. «On pense que la pensée est universelle et qu'on ne doit pas dire je. Or, derrière cette universalité, s'articulent la masculinité, l'hétérosexualité et la "blanchitude". J'ai voulu mettre fin à cette distance clinique qui désexualise le discours philosophique et en soustrait les corps.» Elle ne s'est jamais sentie ni homme, ni femme et ne comprend pas pourquoi, du fait de son sexe biologique, elle renoncerait au porno, au gode, à la parole publique, à l'envie d'être king. «Depuis l'enfance, je me vis avec une bite fantasmatique d'ouvrier. Je réagis à tous les culs que je vois bouger.» Avec ses premières économies, elle pense à une greffe de pénis. Elle a 7 ans. Beatriz est née en Espagne, en 1970, Franco est encore au pouvoir. Sa famille catholique et conservatrice l'inscrit dans une école non mixte tenue par les bonnes soeurs. «Un vrai paradis lesbien», dit-elle. Avec ses manières policées de dandy, elle charme les filles qui se laissent embrasser et tripoter les seins. On la dénonce à ses parents, elle n'en ressent ni souffrance, ni honte. «Pour moi, être lesbienne est la classe, l'aristocratie du sexe. Je me vivais comme un shaman sexuel. J'étais là pour sauver l'école de la misère sexuelle. Je me sentais très libre et j'arrivais à contourner la loi. J'étais Zorro», sourit-elle. Sa mère confectionne des robes de mariée et veut l'habiller en fille. «Elle lisait mes cahiers et fouillait mes poches. Elle se comportait comme un détective à la solde du régime hétéro-patriarcal.» Son père la laisse conduire les voitures du garage qu'il tient en ville. Il ferme les yeux. «Il était comme l'armée américaine. Don't ask, don't tell.»
Le point culminant de cette carrière de «conquistador sans bite» est sa rencontre avec Virginie Despentes. Elle écrit Testo Junkie quand l'auteur de Baise-moi finalise son King Kong Théorie. Féministes «porno punk», elles vivent à Barcelone, se donnent du «ma pute», façon de se réapproprier l'injure et d'en soustraire son monopole aux hommes. «Virginie et moi faisons partie de l'alliance très large des voyous, des putes et des gouines», dit Beatriz Preciado. Elles ont un bouledogue français, chien des prostituées du XIXe siècle. Despentes : «Nous partageons une même forme de maboulerie. Chacune à notre façon, nous ne respectons pas l'ordre du monde et nous n'avons aucun complexe à essayer de le changer.»
L'autre événement qui a marqué l'écriture de Testo Junkie est la mort de Guillaume Dustan, l'écrivain et éditeur gay. En 2000, alors que Beatriz Preciado vit en France, il publie le premier essai de la jeune philosophe, le Manifeste contra-sexuel, éloge de l'anus, «seul organe sexuel universel», dit-elle. «Guillaume Dustan est décédé quand je prenais de la testostérone pour mon livre. Lui comme Virginie Despentes m'ont donné la force de quitter le carcan de la théorie et de m'aventurer vers l'autofiction.» En riant, elle se dit «philosophe hardeur». Despentes confirme : «Elle a cette capacité incroyable d'être aussi à l'aise avec l'universitaire le plus pointu qu'avec la punkette gouine improbable, une bière à la main.»
C'est chez les Jésuites, à Madrid, qu'elle entame, paradoxalement, son parcours intellectuel. L'ironie veut que ce soit l'Opus Dei, l'organisation catholique ultra-conservatrice, qui lui donne la possibilité d'analyser les textes d'Ignace de Loyola, grâce à une bourse d'études. Le soir, elle file à la Luna, la boîte de travestis que fréquentent Almodovar et sa bande. «La première fois que j'y suis allée, je me suis dit: "C'est chez moi".» A 22 ans, elle s'envole pour les Etats-Unis et apprend, à la New School University de New York, à forger un concept avec Derrida. Le pape de la déconstruction devient son modèle de vie. Puis, elle passe à la théorie queer de Judith Butler, autre rencontre déterminante. Comme la théoricienne américaine, elle estime que le genre et la différence des sexes sont des fictions politiques, non parce qu'ils n'ont pas de réalité matérielle, mais parce qu'ils se construisent, à force d'être appris et sans cesse répétés, tel un rôle dans une pièce de théâtre. «Je suis une athée du sexe, dit-elle, je n'y crois pas. Il n'y a pas deux sexes mais une multiplicité de configurations génétiques, hormonales, sexuelles et sensuelles.» A New York, elle commence à reconstruire son identité «de façon insoumise». Se fait sa première barbe et se bande les seins lors d'un atelier drag king. «Cette expérience a été un exercice initiatique. Toutes les masculinités et les féminités apparaissent comme des caricatures. C'est un savoir libérateur.»
Sans identité sexuelle fixe, Beatriz Preciado est perpétuellement dans l'invention de soi. Dans son livre, elle invite, non sans humour, les femmes à devenir «macho d'élite ou roi de la sodomie». Et donne quelques conseils aux hétérosexuelles sur la façon de traiter leurs partenaires. «Le rendre économiquement dépendant et le traiter sexuellement comme une pute ou comme une reine, mais toujours de manière aléatoire, uniquement en fonction de tes propres désirs.»
source : fabula.org