Ellulie n’était ni un homme, ni une femme. Ni un noir, ni un jaune, ni un blanc. Ni un jeune, ni un vieux.
Ellulie avait les caractéristiques physiques des deux sexes et sa couleur était un mélange harmonieux de toutes les carnations.
On ne pouvait lui donner d'âge.
Des poèmes en perles de mots sortaient parfois de sa bouche, sans contrôle.
Son amitié et son amour se portaient vers les hommes, les femmes, quels que soient leurs teints.
Son affection envers tous les animaux était intense et fidèle.
Son nom, Ellulie, venait d’une anagramme, entremêlant Elle et Lui.
Ellulie arriva en France. Comme la langue française attribue un genre masculin ou féminin à nombre d’adjectifs, Ellulie décida de n’utiliser, pour définir son existence, que desqualificatifs neutres.
La langue passa donc au laminoir du genre.
Les verbes déclinés en formes composées, et les adjectifs marqués de genre sortirent du vocabulaire. Ellulie pouvait aimer, détester ; autrui pouvait l’aimer ou le détester. Mais les formes telles que être blessé(e), aimé(e), adoré(e), détesté(e), surpris(e), parti(e), sensé(e), insensé(e)… devinrent provisoirement indicibles.
En revanche subsistèrent: intense, sincère, perplexe, fidèle, infidèle, utile, inutile, adorable, pensable, impensable, aimable, agréable, désagréable, abordable, sensible, insensible, inabordable, théorique, pratique, simple, complexe, gérable, ingérable, neutre …
Ellulie s’aperçut, lors de son tri lexical, que tous les qualificatifs en able et ible étaient bien commodes. En utilisant également les adverbes, par nature invariable, Ellulie fut capable de dire et de qualifier ses émotions, actions et pensées.
Ellulie ne put obtenir une carte d’identité. Lorsqu’on lui demanda de préciser son sexe, Ellulie déclara « sans », puis « les deux ». On lui répondit que c’était inenvisageable. « Transgenre », proposa Ellulie comme ultime concession théorique. « Cela n’existe pas » lui répondit-on. L’attribution du numéro de Sécurité sociale fut également impossible: « Le premier chiffre du numéro matricule ne peut être que 1 ou 2 » lui affirma-t-on. Ellulie demanda « Pourquoi ne pas mettre 3 » ? On lui répondit que le 3 n’existait pas.
Dans les bars ou les restaurants, Ellulie errait au moment d’aller aux toilettes, perplexe devant les icônes de robe ou de pantalon. Ellulie choisissait toujours l’icône du handicap, seule à ne faire mention d’aucun genre.
Ellulie inspirait à la plupart des personnes des sentiments d’étrangeté, curiosité, méfiance, voire répulsion. Certaines le disaient « quasi-délirant» à cause de son discours poétique incontrôlé, qui évoquait un passage de l’autre côté du miroir. Ellulie échappait au concept de Différence : on ne pouvait lui assigner ni un genre, ni une origine socioculturelle ou ethnique, ni un âge, ni une préférence sexuelle, ni une raison intègre ni une folie. Ellulie n’était rien de tout cela, ou plutôt Ellulie était tout cela.
Les personnes qui s’attachaient affectivement à Ellulie étaient déboussolées, sans repères.
- Qui suis-je pour toi ?
- Tu es toi, dans ta merveilleuse singularité.
- Mais comment nous aimerons-nous ?
- Avec nos sens et notre esprit, notre amour infini.
Ellulie dérangeait les schémas de pensée. Un homme lui dit :
- Mais, Ellulie, les femmes portent les enfants, pas les hommes.
- C’est vrai, mais tu peux te représenter ce qu’est porter un enfant en toi.
- Mais, Ellulie, les femmes n’ont pas de pénis.
- C’est vrai, mais elles peuvent imaginer qu’elles en ont un.
- Mais, Ellulie, tout le monde ne dit pas des poèmes en jets comme toi.
- C’est vrai, mais nous avons tous en nous un grain de folie.
- Mais, Ellulie, certains sont noirs, d’autres blancs.
- C’est vrai, mais tout le monde a en soi la palette des couleurs.
- Mais, Ellulie, il y a des gens très riches et très pauvres
- C’est vrai, mais tous naissent et meurent de la même façon, leur corps obéit aux mêmes règles.
- Mais, Ellulie, certains êtres sont déformés, ne savent pas parler, bavent.
- C’est vrai, mais chacun de nous peut avoir un accident ou une maladie et se retrouver ainsi.
- Mais, Ellulie, certaines personnes sont vieilles et d'autres jeunes.
- C'est vrai, mais nous passons tous par l'enfance, l'adolescence, la maturité et la vieillesse.
Un enfant le questionna.
- Qu’est-ce que je dois dire quand je parle de toi ? « Lui » ? « Elle » ?
- Tu dis « Ellulie » quand tu parles de moi, et tu me dis « tu » quand tu me parles.
- Tu es chrétien, juif, musulman, protestant, bouddhiste ?
- Je ne crois pas en un Dieu.
- Tu es asiatique, africain, européen, indien, sémite ?
- Je suis tout cela.
- Qui es-tu ?
- Un être humain.
Ellulie tenta de rejoindre des groupes politiques qui critiquaient et combattaient la notion de Différence. Partout, on l’accueillait avec bienveillance, intérêt, mais inévitablement, on lui demandait à un moment de choisir son camp. Ellulie ne comprenait pas. « Mais si vous combattez la notion de Différence, pourquoi me demander de choisir une Différence » ? Les groupes lui répondirent que c’était conjoncturellement un passage inévitable.
Mais, par la grâce infinie d’Ellulie, ils comprirent. Car de sa bouche sortit un poème :
"Tu portes les virtualités de l’universel.
Homme, femme, noir, blanc, sage, fou, vieux, jeune,
Sont des parts de toi.
Cherche-les, tu les trouveras.
Comme elles sont en moi, elles sont en toi.
Grâce à cela, quand tu rencontreras les autres, si différents,
Tu pourras toujours les comprendre. "
source : Mediapart