Il avait 20 ans quand un accident de voiture l'a défiguré. Auteur d'un premier roman, «le Théorème d'Almodóvar», qui connaît un grand succès, ce Catalan de langue française
explique ici comment l'écriture est devenue pour lui «un baume»
C'est l'homme sans visage. Son éditeur ne l'a jamais vu. Ils communiquent dans le cyberespace. Antoni Casas Ros avait 20 ans quand un
accident de 4L a détruit ses traits. Dans «le
Théorème d'Almodóvar», premier roman greffé de lambeaux autobiographiques, Casas Ros, mathématicien à la triste figure, promène son «nez désastreux» et son
«visage cubiste», semblable à quelque «paysage lunaire», dans les ruelles interlopes de Gênes, non loin du port, loin de sa Catalogne natale.
A 37 ans, il vit en donnant des cours de maths sur internet et ne sort qu'à la nuit close, tel Erik, le fantôme de l'Opéra. Ecrit dans une prose enchanteresse et réparatrice, son «Théorème» n'est ni le témoignage d'une gueule cassée ni un récit psycho-chirurgical dans la manière du «Baiser d'Isabelle» de Noëlle Chatelet (Seuil) sur «l'aventure de la première greffe du visage» au CHU d'Amiens. «Je ne ressens pas la contrainte du réalisme», écrit le Catalan. Sur un air techno d'Aphex Twin, on y voit notre romantique freak donner hospitalité à un cerf surréaliste, pareil à celui de l'accident («Le cerf gravit les sept étages sans peine»), tourner un film avec Pedro Almodóvar («La société protectrice des animaux refuse qu'on teigne le cerf en rose») ou s'énamourer d'un alter ego en la personne de Lisa, catin transsexuelle non opérée en minijupe de cuir bleu: «Je crois que je regarde son corps comme elle a contemplé mon visage.» Comme Amy Winehouse dit «no, no, no» à la cure de désintox, Antoni et Lisa disent «no, no, no» à la chirurgie. Un homme tourmenté par les conflits psychanalytiques de la petite enfance.
«J'ai peur de redevenir quelqu'un de normal, écrit l'auteur. De ne plus avoir aucune excuse pour vivre en marge du monde.» Ici, le commentaire est presque trop aisé: l'exigence de la littérature ne consiste-t-elle pas précisément à perdre son visage et à se dessaisir pour passer du «je» au «il», comme aime à le ressasser Maurice Blanchot? C'est aussi sans doute la limite de ce livre charmeur: l'absence de visage y cache une belle âme à la candeur parfois un peu adolescente qui aurait fait sécession avec le monde et ses âpres contours: «Même Lisa ne peut faire que des incursions dans ce territoire sans forme qui est le mien.» («Comment as-tu pu tomber amoureuse d'un fasciste?», demande le narrateur à sa mère). Un poète de la «flottaison», qui voudrait que tous les corps ne fussent liés que par un «lien aussi léger qu'une aile d'albatros».
Le Nouvel Observateur. - Avez-vous subi un accident au visage comme le narrateur de votre roman? Ou s'agit-il seulement d'une métaphore?
N. O. - Votre narrateur et son amie androgyne se rattachent-ils Un visage modifié a quelque chose de mythique. Je compreau modèle romantique de Quasimodo ou de «l'Homme qui rit»?
A. Casas Ros. - nds que dans certaines cultures on révère les monstres, qui deviennent une sorte de lien, de lieu de passage entre la réalité objective, lumineuse, et le monde plus mystérieux de l'ombre. Il y a un lien entre l'extrême beauté et la laideur, une attraction, une aventure, un danger qui attire irrémédiablement.
N. O. - L'éternel éloge du «sans forme», du «chaos», ne relève-t-il pas d'une forme d'académisme?
A. Casas Ros. - Pour moi, le chaos est une autre forme d'harmonie. Il me touche dans la peinture, dans la musique, dans la littérature, où il est un peu plus ordonné grâce à la nature du langage, qui supporte moins l'anarchie totale. Avoir un visage « cubiste » dans son essence fait émerger une profonde réflexion sur le chaos avec lequel on joue quotidiennement. Mais la perception du chaos donne aussi une vision plus riche de la réalité, et peu à peu j'ai découvert que, dans tout chaos, il y a une harmonie secrète, un émerveillement.
N. O. - Vous faites l'éloge du transsexuel. En quoi est-il sexuellement supérieur à la femme?
A. Casas Ros. - Il n'est pas supérieur, mais il est extrêmement mystérieux. Entrer en contact profond avec un androgyne, un ou une transexuelle, c'est se soumettre à une sorte d'alchimie des sentiments et des perceptions qui rénovent totalement l'ancien édifice des passions. Le plaisir extrême que j'y trouve est celui d'une totalité qui semble s'offrir au-delà de toute appartenance codifiée. C'est perdre l'autre, car on ne peut plus le fixer dans une image, et c'est se retrouver soi-même dans une perception plus vaste, moins marquée. C'est découvrir aussi des sous-couches multiples à ce que nous croyons être une sorte de chute vertigineuse.
N. O. - Que pensez-vous du visage de Michael Jackson?
A. Casas Ros. - Il y a une différence fondamentale entre un visage auquel la forme est soustraite et un visage qui se fait mutiler dans une quête absurde de la beauté ou d'une certaine forme de beauté. Cette différence, c'est le hasard, qui ne semble pas se soucier d'esthétique, ou du moins pas dans le sens où nous l'entendons. Ce qui me fascine dans un visage refait dans une intention esthétique, c'est que le hasard semble plus puissant que le désir de beauté et qu'il se glisse insidieusement dans la main du chirurgien pour affirmer son existence. C'est très émouvant.
N. O. - Pourquoi ces références à Newton? La structure de votre livre emprunte-t-elle aux mathématiques? Qu'est-ce que les mathématiques vous ont-elles appris sur l'art de la littérature?
A. Casas Ros. - J'ai toujours adoré Newton, comme d'ailleurs tous les mathématiciens qui ont inventé leur art à une époque où tout était à découvrir. Il y avait un champ de possibles et de questionnements infini qui devait être très stimulant. Il est clair pour moi que c'est toujours le cas, ou du moins que les grands mathématiciens ont cette perception. Cela me rassure de voir que le champ d'investigation ne se rétrécit pas à mesure que la science avance mais semble au contraire totalement exponentiel. C'est ce qui en fait de l'art. C'est cette perception qui m'a tant donné en littérature. On peut avoir l'impression que tout a été fait, que tout a été tenté, ce qui pousse certains, ceux qui ne voient pas que rien encore n'a été fait, à une sorte d'académisme moderniste et sec. Si l'on voit au contraire les grandes tentatives de déconstruction comme un événement non situé dans une continuité qui devrait aller dans une direction, alors, tout est possible, et la «Vita Nova» [de Dante Alighieri] est aussi novatrice que «les Détectives sauvages» [roman du Chilien Roberto Bolaño].
N. O. - Quels sont vos maîtres en prose française? En poésie française?
A. Casas Ros. - J'ai une fascination pour Diderot et pour les grands matérialistes français comme La Mettrie, Sade, Holbach. Ils ont fait des pas de géants, et ils étaient un peu dans la même sphère que des gens comme Newton, où tout était possible. J'aime Lesage pour la vivacité du récit, j'aime Rétif de La Bretonne pour son acuité descriptive et, pour la poésie, Apollinaire, Genet, Zéno Bianu.
N. O. - Quels sont vos «livres de chevet»?
A. Casas Ros. - Pere Calders, un immense écrivain catalan dont on peut lire en français les magnifiques nouvelles «Chroniques de la vérité cachée», au Trabucaire. Bolaño (tous ses livres), Vila-Matas (tous), Basara, son «Guide de Mongolie». Clara Janés, grande poétesse catalane, et Juarroz, dont je ne me lasse pas. Pour les découvertes, je déguste en ce moment « l'Esprit du mal » de Nathalie Zaltzman, un bijou de finesse et de clairvoyance politique.
A. Casas Ros. - Je n'ai jamais rencontré Almodóvar, mais j'ai développé une fantaisie à propos de son regard, et c'est sous le coup de cette fascination que je me suis mis à écrire. Il m'a libéré de mon angoisse en quelque sorte et j'ai accueilli sa promenade gracieuse dans mon roman.
N. O. - La techno, «musique de dissolution», dites-vous. Pourriez-vous développer?
A. Casas Ros. - Il y a la répétition rythmique, l'intensité du son, l'impact direct du son sur le corps, c'est comme d'être pénétré par une main qui vient fouiller dans vos organes. Elle provoque une sorte d'extase du « trop » qui rend le silence immense. Il y a une jouissance de passer de la saturation sonore au silence infini.
N. O. - Pouvez-vous confirmer que «les blondes ne souffrent pas»?
A. Casas Ros. - Non, c'est une remarque de brune!
N. O. - Avez-vous déjà mangé du cerf?
A. Casas Ros. - Jamais, j'aurais trop peur de me transformer soudainement en cerf et d'être obligé de fuir les meutes de chasseurs alcoolisés. Je n'ai pas envie que mes bois finissent dans un salon!
Cyberpropos recueillis par Fabrice Pliskin
Fils d'un ingénieur et d'une professeur de mathématiques, Antoni Casas Ros est né en 1972 en Catalogne. Il vit à Rome. «Le Théorème d'Almodóvar» est son premier roman. Il s'est déjà vendu à 10 000 exemplaires.
Vous pouvez lire aussi la critique du «Théorèmle d'Almodovar» sur Cinélivres.